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Lettre à A.

Chère A. Mon shift s’est terminé plus tôt au resto cet après-midi. J’aurais dû rentrer chez moi pour poursuivre mes travaux, pour lire, pour faire ce que fait normalement le commun des mortels : exister tranquillement. Mais je n’avais pas envie de me retrouver entre ces murs peinturés des couleurs ternes d’un quotidien trop tôt ennuyeux. Non. Je suis sortie sur la Dame et j’ai tourné à droite. Le vent trop froid perçait mon manteau pour gruger ma peau, mais ça ne m’importait pas. Sans m’en rendre compte, je me suis retrouvée sur Saint-Jacques. Mes écouteurs protégeaient mes oreilles du gel et leur musique allégeait mes pas. Je n’étais pas loin, mais ailleurs pourtant. J’ai suivi Saint-Jacques jusqu’à Lacasse, où les graffitis décorent les appartements et où les fenêtres des trottoirs donnent directement sur les salons des couples et des âmes esseulés. Je me suis arrêtée un instant pour inspirer le odeurs de misère, de weed et de réconfort. I know it’s over, still I cling. I don’t know where else I can go. Je veux être ailleurs, mais les trains ont tous une destination fixe. On ne peut jamais se perdre, sinon en soi-même.

Coin Saint-Antoine/Saint-Philippe, Jod m’a fait signe, son hoodie orange fluo détonnait violemment avec les ombres que la pénombre dessinait sur la brique des bâtisses. Il m’a embrassée sur les deux joues, m’a rappelée qu’on ne s’était pas vus depuis longtemps. Son haleine sentait la vieille bière et son sourire édenté faussement bienveillant contrastait avec sa main trop basse sur ma taille. Il m’a avoué avoir reçu un nouvel arrivage de livres, m’a ramenée chez lui afin que j’y trouve mon compte. L’appartement sentait la poussière, l’humidité et le spaghetti Boyardee. Il y avait tellement d’objets de toutes sortes qu’on avait du mal à circuler. Au fond, près d’un vieux frigidaire, il y avait deux bibliothèques et des livres en quantité industrielle. Beaucoup de mauvais, de trucs en anglais, de self help books pour quand la vie peut se résoudre en cinq étapes faciles. Bullshit. J’ai tassé une vieille raquette de tennis et quelques albums pour enfants. Derrière moi, Jod parlait de lui, de sa mission de sauver les pauvres du quartier avec son marché aux puces improvisé, de son amour pour Saint-Henri, ce quartier qui l'avait vu naître puis vieillir.

-Moé j’t’un gars de même tsé. J’ai jamais eu grand-chose, mais si j’peux faire de quoi pour l’monde. As-tu trouvé de quoi que t’aime?

J’ai sorti une vieille édition des Fous de Bassan d’Anne Hébert. Ça faisait des années que je cherchais à remplacer l’exemplaire que j’avais, celui avec l’image douteuse du film plus douteux encore.

-C’est un dollar, mais pour toé, j’te l’fais 50 cennes.

Je lui ai donné mon dernier dollar. Il m’a remerciée, m’a embrassée à nouveau, m’a dit de revenir quand je voulais. Je suis sortie de là, de cette poussière grise d’appartement pour retourner dans celle de la rue. J’ai replacé mes écouteurs sur mes oreilles pour m’armer contre le froid et la nausée, puis j’ai laissé mon désespoir glisser sur la Dame jusqu’au métro. C’est là que je l’ai vue. La musicienne. Elle était assise à même le sol du quai, entre les directions Côte-Vertu et Angrignon. Sa maigreur se perdait dans sa chemise à carreaux. Ses doigts pinçaient doucement les cordes de sa guitare et j’ai ôté mes écouteurs pour mieux l’entendre. C’était une ballade country d’une mélancolie tiède, à laquelle se mêlaient les accents rauques d’une voix venue d’ailleurs. Elle a levé son visage vers moi et j’ai oublié comment respirer. Je n’avais plus de pièces dans mes poches, seulement des cigarettes et des miettes d’angoisse. J’ai déposé une Benson dans l’étui de sa guitare. Elle m’a fait un clin d’oeil, puis le métro est arrivé, étouffant sa musique de son hurlement blasé. J’ai remis mes écouteurs et je suis partie direction Angrignon, laissant cette femme entre deux lieux, entre deux vies.

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