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Tribulations plazatiennes

Vendredi 7 juin, 10 h 25. Métro Jean-Talon. Je pense je suis loin de chez moi. Ça n'a pas toujours été le cas. Je sors dans la Petite-Patrie, allume une cigarette, la première aujourd’hui. La journée s’annonce belle, de fins nuages blancs parsèment le bleu clair du ciel. L’été enfin. Le soleil réchauffe les feuilles des arbres et fait briller les yeux des passants sortis profiter du beau temps. Comme moi. Je tourne sur St-Hubert, espérant revoir la Plaza de mes souvenirs, celle qui guidait immanquablement mes pas des années plus tôt, lorsque j’habitais le quartier.

Les attentes sont un


piège.


C'est en chantier, c'est une horreur grise et bruyante. Autour la façade mutilée de commerces que je peine à reconnaître. Je tire sur ma cigarette. Flâner ici me paraît dénaturé. Depuis ma dernière venue, des boutiques ont disparu comme le souvenir que je gardais d'elles. D'autres ont pris leur place. Elles disparaîtront aussi. Éphémères. Il n’y a rien à faire sinon se laisser bercer par la destruction et espérer renaître.


Mieux.


J’avance sur le trottoir mangé par les machines, mon pas rythmé par celui des autres. Il n'y a plus d'arbres. Un homme en combinaison blanche souffle la poussière sur ce qui était autrefois la rue. Elle se dépose sur mes vêtements pour les couvrir d’une blancheur étrangère. Il faut parfois s’anéantir pour se renouveler.


Mon regard s’accroche malgré moi aux devantures travesties par des affiches de plastique. Les éternels sex shops de la Plaza côtoient les boutiques de mariées, les restaurants asiatiques, les vitrines de vêtements d'ailleurs. La petite librairie du vieillard sympathique indique fermé. Des façades dissimulent leur abandon sous une couche de crasse. D’autres avant moi ont mentionné l’hétérogénéité de la Plaza St-Hubert. Plaza bigarrée, Plaza multiculturelle. Nicolas Lévesque lui a consacré un essai. Assailli par la pluralité du lieu, il réfléchit sur l’identité, sur son aspect unidirectionnel, égocentrique. L’identité qui fait de l’autre un étranger. Il se questionne : « L’identité, le regroupement peuvent-ils se faire sans victime, sans le sacrifice d’un étranger désigné? » Je m’arrête un moment pour admirer le tomber d’une robe orientale. Ses reflets dorés se jouent du soleil. Une femme me dépasse, son téléphone plaqué contre son oreille. Elle ne parle pas ma langue. Envahie par le hurlement métallique des machines destructrices-fondatrices, je souris. Je suis cette femme qui avance, le regard tourné vers sa conversation. Je suis l’homme qui cherche son chemin, celui que les indications ne rassurent pas. Je suis l’enfant que la curiosité rend avide. Il cherche à échapper à l’étreinte de sa mère. Je suis elle aussi, celle qui veut protéger, qui aime trop fort. Ça la consume un peu, peut-être. Plaza métisse, tu accueilles chaque être sans égard pour son passé, son présent ou son avenir. L’identité ne dépend pas d’une origine. Nous sommes humains, cela devrait suffire.


Coin Saint-Zotique, je retrouve la Plaza telle que je l'avais laissée, avec ses vestiges de la marquise, ses voitures qui s’impatientent et ses arbres dont l'ombre des feuillages danse sur les trottoirs. Je me sens en terrain familier, je marche dans les pas de ma jeunesse, foule du pied l’innocence à laquelle je m’agrippe encore. Je m’accroche aux regards étrangers, tente de saisir ce qui les anime. Mais l’instant est trop bref, et je ne peux que leur sourire, futile gratitude en échange d’une intimité volée. Mes écouteurs agissent comme une armure, je suis imperméable à la mélancolie qui me traversera une fois le silence revenu. J’avance en ligne floue, une valse folle guidée par l’éclat du soleil. La Plaza, c’est l’endroit de tous les égarements, de tous les égarés. C’est le lieu du pluriel, de la parole en l’air, du graffiti plaqué contre la surface rêche d’une urbanité trop bruyante. C’est le lieu de la beauté qui explose, de l’ordure qui se rebute.







On peut faire

des poèmes avec

n’importe quoi.

Même ça.







C’est ce qu’écrivait Patrice Desbiens. Parfois, ce sont les mots les plus simples qui engendrent le plus d’images. C’est aussi le cas des choses simples. Des choses sales. Poésie de la saleté. Elle est partout, elle échappe à l’anéantissement complet, perdure dans la renaissance de soi. Rappel de ce qui a déjà été, de ce qui résiste effrontément à notre contrôle. Elle suinte de nos pores, demande à faire retour. Pour la masquer, on maquille et on parfume. On ne peut qu’espérer que l’autre croie ce mensonge auquel on ne croit soi-même qu’à moitié. Celui qu’on se répète comme un mantra : on a changé. Comme la Plaza. Mais la Plaza demeure la Plaza. Je reste moi. Infailliblement, imparfaitement moi. On peut faire un poème avec n’importe quoi. Même moi. Je n’ai juste pas encore trouvé les mots.


Coin Beaubien. Les familles marchent parmi les vieillards, les bums et les esseulés qui parlent seuls. Je leur ressemble, excepté que j’écris pour dire. Je m’assois sur l'escalier de ce qui a déjà été un Valentine. Les fenêtres sales me renvoient une vision déformée de moi-même et je détourne le regard. J'observe la circulation des voitures, celle chaotique des passants. Un jeune homme me sourit en tournant le coin de la rue, sans doute surpris de me voir ici. J'allume une autre cigarette, me laisse bercer par la musique de la ville que ne peut taire celle de mes écouteurs. Montréal, ville métisse, ville amante. Je la quitte pour y revenir et elle m’abreuve.


11h11. Je fais un vœu

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